"Tu dors où ce soir ?" : le calvaire des jeunes LGBT+ jetés à la rue par leurs parents
En France, chaque jour, cinq jeunes LGBT+ supplient pour obtenir un toit. Leurs parents les ont mis dehors. L'État peine à suivre. Et pendant ce temps, on continue de débattre pour savoir si "c'est vraiment un problème".
Paris, novembre 2025 — Lucas, 17 ans, a dormi plusieurs nuits dans le RER B avant qu'une association ne lui trouve un lit. Sa mère l'a viré de chez elle le lendemain de son coming-out. "Elle m'a dit que j'avais le choix : arrêter ces conneries ou partir. J'ai pas vraiment eu le temps de faire ma valise."
Lucas n'est pas une exception. Il est une statistique. Une parmi 1 721 demandes d'hébergement reçues en 2023 par la Fondation Le Refuge, l'une des rares structures à accueillir spécifiquement les jeunes LGBT+ rejetés par leur famille. Le problème ? Le Refuge ne dispose que de 280 places en 2025. Faites le calcul.
Cinq appels à l'aide par jour
"Chaque jour, cinq jeunes nous appellent pour nous dire qu'ils n'ont plus où aller", explique Pacôme Rupin, directeur de la Fondation. "Dont un enfant tous les cinq jours. Des mineurs. Et nous devons leur dire que non, désolé, on est pleins." En 2023, avec seulement 204 places, l'association tournait à 843% de sa capacité. Même avec 76 places supplémentaires ouvertes depuis, la saturation reste totale.
Avant de décrocher un hébergement, ces jeunes errent en moyenne dix mois et demi. Dix mois et demi de nuits dans la rue, de canapés d'amis en bancs de gare, de survie au jour le jour. Une personne queer sur cinq accompagnée par Le Refuge a connu le sans-abrisme. Pour les personnes trans, c'est pire : près d'une sur trois.
"On parle de gamins de 15, 16, 17 ans qui se retrouvent à la rue parce que leurs parents ne supportent pas qu'ils soient gay, lesbienne ou trans", résume Rupin. "En 2025. En France. Pays des droits de l'homme, tout ça."
"Une sur deux" : les lesbiennes, premières victimes
Les chiffres donnent le vertige. Selon le Panorama 2024 de l'Observatoire des vulnérabilités queers, parmi les personnes accompagnées, une femme lesbienne ou bisexuelle sur deux a été victime de violences au sein de sa propre famille. Les personnes trans subissent ces violences trois à quatre fois plus que les personnes hétérosexuelles cisgenres.
L'enquête "Virage LGBT" de l'Ined, publiée en 2020, le confirme : 60% des personnes trans déclarent avoir subi des violences intrafamiliales, qu'elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles. "On ne parle pas de disputes", précise le rapport. "On parle de coups, d'insultes quotidiennes, de privation de liberté, d'expulsion du domicile."
SOS Homophobie, dans son rapport publié le 15 mai dernier, recense 200 cas de violences familiales sur les 1 571 témoignages de LGBTIphobies recueillis en 2024. Dans 71% des cas, les victimes signalent du rejet pur et simple. Dans 34% des cas, des insultes. Dans 19%, des menaces ou du harcèlement. Par leurs propres parents.
"Moi, mon père m'a dit qu'il préférait avoir un fils mort qu'un fils pédé", raconte Antoine, 19 ans, hébergé depuis six mois. "Ma mère pleurait mais elle n'a rien dit. Le lendemain, mes affaires étaient dans le garage."
L'opinion publique tiraillée
L'étude BVA Xsight publiée en avril 2025 pour Le Refuge révèle un paradoxe français. D'un côté, environ huit Français sur dix affirment ne pas comprendre qu'on puisse virer son enfant de chez soi à cause de son orientation sexuelle. De l'autre, près d'un Français sur cinq s'oppose au soutien de l'État aux structures d'accueil pour ces jeunes. Traduction : "C'est terrible, mais avec nos impôts, quand même..."
Plus troublant encore : face à l'idée d'avoir un enfant trans, les Français sont partagés pile-poil moitié-moitié. 41% de réactions positives, 37% négatives pour une fille. 40% positives, 38% négatives pour un garçon. "C'est pile ou face", commente amèrement un bénévole. "Comme si l'acceptation de ton gamin dépendait d'un tirage au sort."
Quant aux propos LGBTphobes, 84% des personnes LGBT+ en entendent régulièrement, contre 58% de la population générale. "La banalisation de la parole haineuse est réelle", alerte SOS Homophobie dans son rapport. "Elle se décomplexe, et ça se répercute directement dans les familles."
Trans et suicidaire : l'équation mortelle
Les conséquences de ce rejet sont dramatiques. À la consultation spécialisée de l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, sur 239 jeunes trans suivis, 60% présentent un état dépressif majeur. Un quart a déjà tenté de se suicider. Les études nord-américaines montrent qu'on peut dépasser 40% de tentatives au cours de la vie chez les jeunes trans les plus discriminés.
"Le lien entre discrimination et suicide est direct", explique Christine Lagrange, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière. "Quand une personne trans n'a subi aucune discrimination majeure dans l'année, 5% tente de se suicider. Quand elle en a subi quatre, ce taux grimpe à 51%."
En 2024, la DREES a enregistré une augmentation de 22% des hospitalisations pour gestes auto-infligés chez les filles de 10-14 ans, et de 14% chez les 15-19 ans. Les jeunes LGBT ont, selon les études, entre 2 et 10 fois plus de risques de tenter de se suicider que leurs camarades hétérosexuels.
Une étude de 2022 a pourtant démontré qu'un accès rapide aux soins d'affirmation de genre (bloqueurs de puberté, hormones) diminue de 60% la dépression et de 73% les tendances suicidaires dans l'année qui suit. "C'est littéralement une question de vie ou de mort", insiste la psychiatre. "Mais on continue de leur mettre des bâtons dans les roues."
Avril, Doona, Maël : morts à 17, 19 et 23 ans
L'année 2020 restera gravée dans les mémoires. En quelques mois, trois jeunes personnes trans se sont suicidées en France. Avril Mabchour, 17 ans, lycéenne à Lille, quelques jours après avoir été exclue d'un cours pour port d'une jupe. Doona Jué, 19 ans, étudiante à Montpellier, qui s'est jetée sous un train après avoir été menacée d'expulsion de sa résidence universitaire où elle subissait du harcèlement transphobe. Maël Flegeau-Kihal, 23 ans, étudiant en architecture, suite au harcèlement de son équipe éducative.
"Ces trois noms devraient hanter tous les responsables politiques et éducatifs de ce pays", tacle une militante associative. "Mais cinq ans plus tard, qu'est-ce qui a vraiment changé ?"
En 2024, SOS Homophobie a recensé 96 cas de LGBTIphobies en milieu scolaire. Et selon une enquête de presse publiée en février 2025, le ministère de l'Éducation nationale aurait repoussé la publication d'un rapport sur les violences de genre à l'école. "On préfère ne pas savoir", ironise-t-on dans les associations.
Un climat politique délétère
Le contexte n'aide pas. En 2024, plusieurs événements ont déclenché des vagues de haine sur les réseaux sociaux : la proposition de loi au Sénat sur les transitions des mineurs, la dissolution de l'Assemblée suivie d'appels explicites à la violence notamment sur les réseaux sociaux, l'élection de Donald Trump et son discours transphobe, la publication du livre polémique "Transmania".
"On observe un climat politique et social de plus en plus réactionnaire", écrit SOS Homophobie dans son rapport 2025. "Les personnes LGBTI sont prises pour cibles, et ça se répercute dans les familles." Le contexte "Mal de vivre" est désormais la première catégorie de signalements reçus par l'association : des appels "teintés de désespoir, de lassitude, d'épuisement".
Dans ce marasme, près de 10% des jeunes Français s'identifient désormais comme LGBTQIA+, un chiffre en hausse qui témoigne d'une visibilité croissante. "Plus on est visibles, plus on dérange", résume Antoine. "C'est le prix à payer, apparemment."
Des moyens ridicules face à l'urgence
Face à cette crise, les moyens restent dérisoires. Le Refuge formule plusieurs dizaines de recommandations dans son Panorama 2025 : créer plus de places d'hébergement, former les professionnels de l'éducation et du social, développer la médiation familiale, garantir l'accès aux soins pour les mineurs trans, renforcer l'interdiction des "thérapies de conversion" à l'échelle européenne.
La France a certes interdit ces pseudo-thérapies en 2022, mais le combat continue ailleurs en Europe. "Et surtout, il faut du fric", tranche Pacôme Rupin. "On ne peut pas continuer à refuser 80% des demandes faute de places. C'est indécent."
Grâce au soutien de la DILCRAH, Le Refuge a pu ouvrir 40 nouvelles places en 2024, portant la capacité à 280 avec un objectif de 400. La Ville de Marseille a mis deux appartements à disposition. "C'est bien, mais c'est une goutte d'eau", soupire le directeur. "Il faudrait multiplier les places par trois, au minimum."
"Aimez vos gosses, bordel"
Lucas, lui, s'en est sorti. Il a trouvé un apprentissage, un studio, une vie qui ressemble à une vie. "Mais j'ai perdu ma famille", dit-il, la voix plate. "Ma mère m'a envoyé un message pour mon anniversaire. Juste 'bon anniversaire'. Rien d'autre. Je lui ai pas répondu."
Il allume une cigarette, hausse les épaules. "Ce que je comprends pas, c'est comment on peut virer son gamin dans la rue. Je veux dire, c'est ton enfant, quoi. Moi je suis toujours le même mec qu'avant. Je suis juste gay. C'est pas comme si j'avais tué quelqu'un."
La question, en 2025, reste en suspens : combien de Lucas faudra-t-il encore jeter à la rue avant qu'on décide collectivement que ça suffit ? Combien d'Avril, de Doona, de Maël devront mourir avant qu'on admette que le problème est systémique ?
"Le message devrait être simple", conclut Pacôme Rupin. "Aimez vos gosses. Sans conditions. C'est pas plus compliqué que ça. Mais visiblement, en 2025, il faut encore l'expliquer."
1 721 demandes d'hébergement reçues par Le Refuge en 2023
280 places disponibles en 2025 (objectif : 400)
1 571 témoignages de LGBTIphobies en 2024 (SOS Homophobie)
200 cas de violences familiales recensés
10 mois et demi : durée moyenne d'errance avant hébergement
1 sur 2 : proportion de lesbiennes victimes de violences familiales
+22% : hausse des hospitalisations pour gestes auto-infligés chez les filles de 10-14 ans entre 2023 et 2024
Pour obtenir de l'aide
Le Refuge : 06 31 59 69 50
SOS Homophobie : 01 48 06 42 41
Ligne 3114 (prévention du suicide) : gratuit, 24h/24, 7j/7
Ligne Azur : 0 810 20 30 40
Sources
Panorama 2024 et 2025 de l'Observatoire des vulnérabilités queers (Fondation Le Refuge) • Rapport annuel 2025 sur les LGBTIphobies (SOS Homophobie, 15 mai 2025) • Étude BVA Xsight pour Le Refuge (avril 2025) • Enquête "Virage LGBT" (Ined, 2020) • Consultation Pitié-Salpêtrière (Christine Lagrange, 2023) • DREES (juin 2025) • Williams Institute (UCLA, 2019) • Mediapart, Le Monde (2025)
