Chemsex en France en 2025 : Derrière les chiffres, des vies qui basculent
Quand la République découvre enfin qu'un problème de santé publique ne se règle pas en détournant le regard
Mikael*, 21 ans : "Comment tu veux avoir des rapports sexuels sans drogue après ça ?"
*[Témoignage recueilli par les associations de prévention]
Mikael a découvert le chemsex à 17 ans lors d'une soirée avec un couple gay. On lui propose de la 3-MMC, une drogue de synthèse. Il accepte, par curiosité.
"C'est incomparable, explique-t-il, ça te donne confiance en toi, l'envie de faire de l'amour. Tu peux durer des heures, même tout un week-end."
Deux ans plus tard, il franchit un cap : l'injection. "Boom... Encore tellement plus puissant. Comment tu veux avoir des rapports sexuels sans drogue après ça ? C'est impossible." Le piège se referme. En quelques mois, il commande ses produits sur Internet.
"Je me droguais même au taf car je me trouvais plus efficace."
Puis c'est la chute : "Je doublais, je triplais, je quadruplais les doses, dans ma chambre, avec mes parents à côté." Il dépense 5 000 euros en quatre mois. Le confinement le sauve temporairement, mais dès qu'il retrouve un travail et un peu d'argent, la rechute n'est jamais loin.
Voilà ce qu'est le chemsex dans sa réalité la plus crue : une pratique qui combine relations sexuelles et drogues de synthèse, et qui transforme en quelques mois des jeunes gens pleins d'avenir en accros qui ne pensent qu'à leur prochaine dose.
Les chiffres : entre brouillard statistique et signaux alarmants
Le chemsex reste largement sous-estimé en France, avec une difficulté majeure : l'absence de données consolidées fiables.
Un rapport remis au ministère de la Santé en 2022 estime qu'entre 100 000 et 200 000 personnes seraient concernées, mais cette fourchette très large reflète surtout notre ignorance du phénomène réel.
Les enquêtes auprès des HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes) révèlent des prévalences variant de 5 % à 14 % selon les études et les populations interrogées – une incertitude qui complique toute politique publique sérieuse.
Les données d’addictovigilance sont plus parlantes. Entre 2008 et août 2017, le réseau français d’addictovigilance a recensé 235 cas de chemsex nécessitant une prise en charge médicale, dont 24 décès (10 %). Tous concernaient des hommes, d’âge moyen 39 ans.
Les cas sont passés d’un seul en 2008 à 50 sur les huit premiers mois de 2017 : une progression fulgurante suggérant une diffusion rapide du phénomène.
Les données nationales post-2017 restent parcellaires ; l’OFDT (2024) appelle à consolider l’épidémiologie du chemsex.
Les antécédents médicaux révèlent des profils à risque : 45 % vivaient avec le VIH, 20 % avec une hépatite C, 36 % présentaient déjà des troubles de l’usage de substances, et 16 % souffraient de troubles psychiatriques. Une tendance récente pointe la banalisation de la pratique chez les personnes séronégatives.
Le cocktail ? Sur 235 dossiers, 345 substances psychoactives identifiées : surtout des cathinones de synthèse (4-MEC, 3-MMC, 3-CMC), mais aussi GHB/GBL, cocaïne, kétamine, crystal meth.
Polyconsommation dans 75 % des cas, avec parfois plus de trois produits à la fois.
Les complications sont multiples : troubles liés à l’usage (63 %), intoxications aiguës (50 %), troubles psychiatriques (39 %), infections virales ou bactériennes, et plusieurs signalements de rapports non consentis – révélateurs d’une vulnérabilité extrême.
Christian*, 62 ans : "C’est un miracle que je sois encore là"
[Témoignage recueilli par les associations de prévention]
L'histoire de Christian pourrait être celle de n'importe qui. Marié, père de famille, un métier stressant.
"J'ai commencé très tôt à prendre des drogues. La première fois que mon frère m'a fait un rail de coke, je devais avoir 13 ou 14 ans."
Des années plus tard, Christian découvre le chemsex.
"Tu vas sur les applis de rencontre, les mecs cherchent un plan 'perché'. Il y a ceux qui prennent de la 3 et ceux qui prennent de la coke, ce ne sont pas les mêmes."
En août 2019, seul pour un week-end, il organise une session chemsex chez lui. "Le dealer a envoyé un message promo et j'ai craqué." Quatre personnes à la maison le soir même.
L'épisode tourne au drame : un participant est retrouvé nu dans la rue, la police intervient.
"J'ai tout raconté à ma femme. Qui m'a dit : tu recommences encore une fois, tu t'en vas."
Il recraque au début du confinement et retourne chez ses parents.
"C'était un moment où je me sentais coupable pour ce que j'avais fait et que je continuais de faire endurer à ma femme, et coupable de ne pas avoir le courage d'être complètement gay."
Aujourd'hui, Christian est en arrêt maladie.
"C'est une vraie descente aux enfers. Je me suis vu basculer SDF. C'est un miracle que je sois encore là, et qu'on soit encore ensemble."
Ce témoignage résume toute la complexité du chemsex : ce n'est pas qu'une question de drogue ou de sexe, c'est souvent l'histoire de blessures plus profondes, de quêtes d'identité, de mal-être qu'on tente de noyer dans un cocktail chimique.
Ethan*, 24 ans : "Je voulais faire taire le reste de ma vie chaotique"
[Témoignage recueilli par les associations de prévention]
Ethan a 24 ans. Une vie "à cent à l'heure", entre familles d'accueil, petits boulots et rêves de liberté.
"La drogue a un tel impact sur le cerveau et est tellement accessible que ça devient vite une habitude. Pour moi, c'était tous les week-ends."
"J'ai le VIH et quand je l'ai appris, tout a vrillé dans ma tête. Je me suis réfugié dans la drogue et dans l'autodestruction."
Le slam – l'injection intraveineuse de drogue – devient sa pratique.
"Un jour, quelqu'un m'a initié au slam, et je lui en veux énormément. Quand tu franchis cette limite, c'est dingue. Je voulais faire taire le reste de ma vie chaotique."
Mais Ethan a trouvé du soutien. Il évoque "le milieu gay" comme "un monde magnifique" qui lui a apporté "tolérance et ouverture d'esprit".
C'est justement cette communauté qui l'aide aujourd'hui à s'en sortir, avec un suivi au centre Le Griffon à Lyon et une inscription dans une salle de sport pour retrouver un équilibre.
Gaël* : "Ressentir le désir dans les yeux de plein de mecs, c’est cool quand on a 20 ans"
[Témoignage recueilli par les associations de prévention]
Gaël est tombé dans le chemsex après une rupture, à 19 ans.
Un "pote et plan cul" l’initie au GHB.
"Au début, j’ai hésité. Puis il m’a mis un petit coup de pression en m’expliquant que c’était trop bien."
Pendant trois ans, il enchaîne les sessions : "Trois fois par semaine, je me faisais sauter par plusieurs gars. Si un mec me plaisait, je n'avais aucune inhibition à passer à l'acte."
Mais les zones d’ombre apparaissent vite.
"Je me réveillais parfois avec des douleurs anales, sans savoir ce que j'avais fait de ma soirée."
Après avoir arrêté, Gaël réalise qu’il était devenu addict.
"Le matin, quand je me réveillais, je pensais au produit et au cul. Ça prenait trop de place dans ma vie. Je ne pouvais pas me l’avouer."
Le réveil tardif de la République
Pendant longtemps, l'État français a traité le chemsex comme un invité gênant : on fait semblant de ne pas le voir.
Il a fallu attendre l’affaire Pierre Palmade en février 2023 pour que le sujet sorte enfin de l’ombre médiatique.
Mars 2025 : l’unanimité politique
Le 31 mars 2025, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité une résolution appelant à une stratégie nationale de prévention du chemsex.
La députée Brigitte Liso réussit à fédérer 124 parlementaires de tous bords – un consensus rarissime.
Le ministre de la Santé, Yannick Neuder, promet un plan chemsex pour septembre 2025.
Reste à voir si ce plan sera autre chose qu’un PowerPoint oublié dans un tiroir ministériel.
Les mesures concrètes : entre espoir et scepticisme
Le projet ARPA-Chemsex : enfin du concret
Selon AIDES et la Fédération Addiction, un projet d’accompagnement pluridisciplinaire (ARPA-Chemsex) est expérimenté dans six villes pilotes : Paris, Bordeaux, Aix-Marseille, Lyon, Lille et Montpellier, combinant spécialistes de santé communautaire et addictologues.
Cette expérimentation sera évaluée avant une possible extension – conditionnel de rigueur dans l’administration française.
Les centres de santé sexuelle : une bouée de sauvetage
La loi de financement de la Sécurité sociale a pérennisé ces structures.
Dans son discours du 31 mars 2025, Yannick Neuder précise que les personnes pratiquant le chemsex représenteraient environ 40 % de la file active de ces centres – un chiffre qui, s’il se confirme, souligne l’ampleur du phénomène.
AIDES a ouvert un numéro d’écoute dédié pour les chemsexeurs et leurs proches, du lundi au vendredi.
Le plaidoyer des associations : ce que l’État ne veut pas entendre
En juin 2025, AIDES et la Fédération Addiction publient un plaidoyer commun autour de quatre priorités :
lutter contre la stigmatisation, s’appuyer sur les approches communautaires, renforcer les réseaux de professionnels formés et mettre fin à la pénalisation de la consommation.
Cette dernière proposition est audacieuse : la pénalisation "freine l’appel aux secours en cas de surdose". Autrement dit : cessons de punir ceux qui demandent de l’aide.
Le nerf de la guerre : l’argent (ou plutôt, son absence)
Une enveloppe de 300 000 €, votée en commission, n’a finalement pas été reprise dans le budget final, selon AIDES ; plusieurs amendements similaires ont été défendus fin 2024.
300 000 €, soit moins qu’une campagne de communication expliquant qu’on manque de moyens.
Les angles morts qui persistent
La diffusion par les applications
La démocratisation du chemsex suit celle des applis de rencontre, qui facilitent la mise en relation et l’accès aux produits.
Sur Grindr, Tinder et consorts, trouver un "plan perché" est devenu banal.
La résolution parlementaire prévoit de collaborer avec ces plateformes pour intégrer des messages de prévention – bonne chance.
L’élargissement au-delà de la communauté gay
Longtemps associé aux HSH, le chemsex se diffuse chez les jeunes hétéros.
La députée Ségolène Amiot souligne le manque de soutien pour ces publics, qui ne bénéficient pas du réseau communautaire LGBT+.
La formation des professionnels : le grand vide
La plupart des soignants découvrent le chemsex en même temps que le diagnostic de leur patient.
La résolution prévoit de "sensibiliser et former les personnels de santé, judiciaires, scolaires et universitaires".
Une belle promesse, encore loin d’être concrète.
Armand*, 40 ans : "Je suis tombé amoureux du produit, pas de la personne"
[Témoignage recueilli par les associations de prévention]
Armand s’initie au chemsex en 2015.
"Je me faisais mon rail de 3M, et là, j'entrais dans mon petit théâtre sexuel. Je me sentais maître du sort de mon corps, un peu comme un superhéros."
Il tombe amoureux – de la 3-MMC.
Ses week-ends deviennent des marathons sexuels de 48 à 72 heures.
Puis vient la chute : "Le sexe devenait secondaire, voire inexistant. Je trouve ça super dangereux pour des mecs plus jeunes qui n’ont pas encore vécu d’autres choses."
Antoine*, 50 ans : "La drogue et le sexe ont tué mon mari"
[Témoignage recueilli par les associations de prévention]
Antoine a partagé presque vingt ans de sa vie avec son mari.
En cause de sa mort : l’addiction au sexe et à la 3-MMC.
"Ses pratiques devenaient de plus en plus intenses et dangereuses.
J’ai découvert trop tard qu’il se droguait en secret. J’essayais de l’aider, mais je ne savais pas contre quoi je me battais."
Ce témoignage rappelle que derrière chaque consommateur, il y a aussi des victimes collatérales : conjoints, amis, familles qui découvrent trop tard l’ampleur du drame.
Ce que nous disent ces histoires
Derrière les chiffres froids se cachent des vies humaines, complexes et brisées.
Le chemsex n'est pas un "choix de vie" ou une "déviance morale".
C’est souvent :
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Une recherche de confiance en soi, comme Gaël.
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Une fuite face à la douleur, comme Ethan.
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Une quête d’identité, comme Christian.
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Une addiction qui en cache une autre, pour beaucoup.
"Face à l'addiction, le terrain social et personnel joue énormément", rappelle Christian.
On ne devient pas chemsexeur par hasard : il y a toujours une blessure.
Les solutions existent déjà
La bonne nouvelle, c’est qu’elles ne sortent pas de nulle part.
Comme le rappellent AIDES et la Fédération Addiction :
"Les solutions existent, elles doivent être soutenues, consolidées et financées."
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Approche communautaire : pairs-aidants formés.
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Accompagnement pluridisciplinaire : addictologues, sexologues, psychologues.
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Fin de la stigmatisation : soigner plutôt que juger.
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Dépénalisation de l’usage : permettre aux gens d’appeler à l’aide sans crainte.
Conclusion : l’État au pied du mur
Le consensus politique de mars 2025 pourrait marquer un tournant.
Mais combien de Mikael, d’Ethan, de Christian, de Gaël, d’Armand faudra-t-il encore perdre avant que les promesses deviennent des actes ?
Derrière chaque "cas" se cache une famille qui pleure.
Et derrière chaque "plan chemsex" gouvernemental, il faudrait une vraie volonté de sauver des vies, pas de sauver la face.
Septembre 2025 approche. Les associations sont prêtes. Les victimes attendent.
Et le temps, lui, continue de tuer.
Si vous ou un proche êtes concerné
AIDES propose une ligne d'écoute et des ressources dédiées au chemsex :
→ aides.org/chemsex
→ Permanences et groupes de parole dans plusieurs villes
→ Numéro d'urgence chemsex (du lundi au vendredi)
Centres de santé sexuelle : contactez votre ARS pour les structures proches de vous.
Vous n'êtes pas seul·e. Vous n'êtes pas "mauvais·e". Vous avez besoin d'aide, et cette aide existe.
Sources et méthodologie
Témoignages : recueillis par AIDES et Fédération Addiction, anonymisés.
Données d’addictovigilance :
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Batisse A., Eiden C., Deheul S. et al., Fundamental & Clinical Pharmacology, 2022.
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Réseau français d’addictovigilance (2008-2017) : 235 cas, 24 décès (10 %).
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Gish A. et al., Toxicologie Analytique et Clinique, 2024.
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Donnadieu H., COREVIH Montpellier.
Rapports et études :
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Rapport au ministère de la Santé (2022).
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OFDT, Rapport 2024.
Sources parlementaires et associatives :
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Assemblée nationale, Texte adopté n°81 (31 mars 2025).
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Discours de Yannick Neuder (31 mars 2025).
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AIDES & Fédération Addiction, Plaidoyer commun (10 juin 2025).
Limites :
Les chiffres disponibles sont partiels et reposent sur les cas signalés.
Les estimations (100 000-200 000) sont des ordres de grandeur, non des comptages.
L’OFDT appelle à mieux documenter la diffusion du chemsex en France.